13 mars 2013

L’invasion des Phillies


En février 1910, alors que les Parisiens ont les pieds dans l’eau en raison d’une crue sans pareille de la Seine[i], quelques journaux américains[ii] annoncent comme une certitude « l’invasion » de la capitale française par la Philadelphia National League Team, autrement dit les Phillies (par opposition à la Philadelphia American League Team à savoir les Athletics), à l’issue de la saison sur le point de débuter. L’objectif poursuivi est apparemment on ne peut plus simple : faire découvrir le baseball au public français au travers d’une série d’exhibitions.

Horace S. Fogel, nouveau Président et propriétaire du club des Phillies, fait état d’un câble reçu de John M. Kelly, agent à Philadelphie du promoteur français Cycle Amusement, certifiant qu’une somme d’argent couvrant les frais et le transport d’une équipe d’une quinzaine de joueurs a été déposée en garantie à cette fin à Paris. Convaincu d’avoir suffisamment sécurisé l’accord, Fogel précise que le contrat conclu prévoit que les Français paieront l’intégralité des frais, quand bien même le projet ne permettrait pas de dégager de bénéfices. Les journalistes, qui relèvent que les sports américains sont à la pointe de la mode à Paris, s’étonnent à bon droit de ce que les fortunés promoteurs, prêts à tout pour introduire le baseball en France et pour en faire profiter la jeunesse, puissent envisager de perdre de l’argent.

Horace S. Fogel
Les Phillies finissent leur saison dans la National League à la quatrième place, mais ne traversent finalement pas l’Atlantique à l’automne. Le public parisien n’aura pas la chance d’admirer quelques-uns des meilleurs frappeurs des Ligues Majeures en les personnes de Sherry Magee[iii], Johnny Bates ou encore Eddie Grant[iv]. Fogel a-t-il changé d’avis et renoncé à se rendre en France en raison des constantes tensions au sein de son club et notamment avec le manager et catcher Red Dooin, qui ont poussé ce dernier à remettre sa démission le 27 octobre[v] ? Les Français se sont-ils rétractés bien plus tôt ? La société Cycle Amusement a-t-elle agi de pair avec l’Athletic Club of Paris ? Qui d’autre aurait pu être disposé à financer une telle exhibition à cette époque ? Le cycliste Lamberjack a-t-il été impliqué d’une manière ou d’une autre avec Cycle Amusement ? Et - importante question s’il en est ! - contre qui les Phillies étaient-ils censés jouer à Paris, si ce n’est peut-être une équipe locale ? Ces interrogations demeurent sans réponse pour le moment. Il est toutefois intéressant de constater que, pour la première fois, c’est une société française qui semble avoir été à l’origine du projet.

Mais il se pourrait aussi que la clef de ce mystère soit à chercher dans la personnalité et les méthodes peu orthodoxes de Horace Fogel. Comment ce journaliste de Sporting Life sans expérience significative dans la gestion de club et sans fortune peut-il se retrouver tout à coup propriétaire du club des Phillies à la fin de l'année 1909 reste une énigme mais, pour beaucoup, il n'est que l'homme de paille au mieux de la puissante famille Taft, au pire de Charles Murphy, le Président des Chicago Cubs... Quoi qu'il en soit, à peine à la tête du club, Fogel entreprend toutes sortes de réformes durant l'hiver 1909-1910 : il limoge le manager William Murray, change radicalement le style des uniformes, impose comme nouveau nom à l'équipe les "Live Wires", dessine un nouveau logo avec un aigle, et organise systématiquement d'étranges attractions avant les matchs. Le sommet est très certainement atteint lorsqu'il fait célébrer un mariage dans une cage sur le terrain, les mariés ayant pour témoin... un lion ! Bref, n'importe quoi pour faire parler de son club. Partant de là, il ne paraît pas totalement absurde d'imaginer que Fogel aurait tout aussi bien pu concevoir d'annoncer une tournée internationale à la manière de Spalding dans l'unique but d'attirer l'attention des médias. Après tout, quels journalistes iraient vérifier l'existence de la société Cycle Amusement à Paris sachant qu'aucune enquête sérieuse n'a été menée sur l'origine des fonds qui lui ont permis d'acquérir le club ?

Imprévisible et incontrôlable, devenu progressivement mais irrémédiablement persona non grata, Horace Fogel est banni des ligues majeures en 1912 pour avoir osé affirmer publiquement que les arbitres, corrompus, favorisent les New York Giants, équipe dont il a pourtant été très brièvement le manager dix ans plus tôt. Si tant est qu’il eût jamais l’envie d’emmener une équipe des ligues majeures en France, il est certain que cela lui devient impossible à partir de ce moment.

***

[i] La Seine atteint son niveau maximal de 8,62 mètres sur l'échelle hydrométrique du pont d'Austerlitz le 28 janvier 1910. La décrue dure à peu près 35 jours.
[ii] Voir toute une série d’articles restés sans suite : « Phillies Going To Paris », in The Washington Herald, 9 février 1910, p. 8 ; « Quaker Players Will Attempt To Introduce Diamond Game Abroad », in The Washington Times, 9 février 1910, p. 12 ; « American Baseball To Be Introduced In Paris », in The Ogden Standard, 11 février 1910, p. 4 ; « Phillies May Invade The French Capital », in The Salt Lake Herald-Republican, 12 février 1910, p. 7.
[iii] Il finit la saison 1910 avec une BA de .331 (devant Honus Wagner), un SLG de .507, 123 RBI, 110 runs et 49 SB.
[iv] En 1910, Bates et Grant présentent respectivement une AVG de .305 et .268 (mais avec 34 SH).
[v] Fogel ne l’acceptera pas ; Dooin restera manager jusqu’en 1914. Cf. « Occasional Glory: The History of the Philadelphia Phillies », par David M. Jordan, éd. McFarland, 2002, p. 37.

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