Comme tous les lundis, Paul Reynal[i], employé de l’American Window Glass Company dans le comté de Westmoreland, éprouve quelques difficultés à se concentrer sur la tâche qu’il a à accomplir. Les aiguilles du cadran ne vont pas assez vite à son goût. Le lundi est traditionnellement le jour du championnat paroissial et en ce 28 juillet 1913, l’équipe des Presbytériens doit affronter celle des Luthériens dans laquelle son ami d’enfance Ray McKee est lanceur, autant dire qu’il a hâte de le voir à l’œuvre.
Paul habite en Pennsylvanie à New Eagle[ii], une paisible bourgade sur les bords de la rivière Monongahela, à quelques dizaines de miles de Pittsburgh. C’est là que son père est venu s’installer avec sa famille après avoir quitté la France en 1891. La terre de ses ancêtres, Paul ne la connaît qu’au travers de ce qui lui en est transmis car il avait quatre ans la dernière fois qu’il l’a foulée. Sa France à lui, c’est la petite communauté de « pays » qui se sont rassemblés dans cette vallée : ses parents, ses deux frères, sa sœur, les collègues de la verrerie construite dans la ville de Jeannette grâce à Saint-Gobain, les amis qui fréquentent l’église catholique de la Transfiguration, le Loyal Order of Moose de la ville voisine de Monongahela, l’organisation française des Indépendants à Charleroi, et puis surtout les copains du baseball. Depuis qu’il est tout petit, c’est sa passion. Son père, Baptiste, n’y entend rien du tout mais l’a toujours laissé pratiquer cette activité, conscient qu’elle est synonyme d’intégration par ici. Paul a donc commencé très jeune dans l’équipe de la paroisse catholique et a par la suite également intégré comme outfielder l’équipe du club de Monongahela. A 26 ans, il est particulièrement populaire et respecté dans le comté, où l’on apprécie son talent comme joueur et ses qualités humaines.
L'église catholique de la Transfiguration à New Eagle, 1912. |
L’heure a sonné et Paul peut enfin quitter son poste de travail. Ne voulant pas rater le playball, il se dépêche de se rendre au terrain et y découvre les coachs en plein embarras : Clyde Jenkins étant absent, l’équipe des Presbytériens est incomplète et risque de perdre par forfait. Ni une, ni deux, Paul se propose de le remplacer pour rendre service, mais aussi pour pouvoir affronter McKee. Les deux coachs acceptent. Paul est accueilli à bras ouverts par ses co-équipiers du jour, qui ont eu maintes fois l’occasion de jouer contre lui dans le passé.
Au moment de passer à l’attaque, Paul saisit une batte et, prenant sa position sur le côté du marbre, envoie un gros clin d’œil au lanceur. Ray répond à son vieil ami par un sourire mais n’entend pas se laisser décontenancé : il a la ferme intention de montrer à Paul qu’il est capable de le retirer sur trois prises. Il prend ses signaux du catcher, qui lui demande une rapide intérieure haute. Exactement ce qu’il voulait. Il se concentre, ou plutôt fait mine de se concentrer car ce n’est pas si simple. Il s’élance et réalise à la vitesse de l’éclair qu’il lâche sa balle un dixième de fraction de seconde trop tôt. Son esprit a à peine le temps de concevoir ce qui va se passer que déjà… Bam ! La droite frappe violemment Paul à la tête, qui s’écroule. Sans casque, sa tempe gauche a encaissé tout le choc. A le voir se rouler par terre, chacun des joueurs comprend instantanément que Paul souffre atrocement. Tous se ruent vers lui, tentant de le relever, de lui apporter maladroitement un peu de soutien. Ecartez-vous ! Laissez-le respirer ! Mettez-le à l’ombre ! De l’air ! De l’eau ! Une compresse fraîche peut-être ? Rien n’y fait. Paul a maintenant une bosse de la taille d’un œuf sur la tête et ne se sent décidément pas mieux. Tant pis pour le match, on le ramène prudemment chez lui et le confie aux bons soins de sa mère.
Le lendemain, Paul se réveille avec une très violente migraine et découvre surtout avec horreur qu’il ne peut pas aller travailler ni même sortir de son lit : il est paralysé. Il est emmené en toute hâte dans la matinée au Southside Hospital de Pittsburgh, où les médecins diagnostiquent un accident vasculaire cérébral, responsable du déclenchement d’une hémiplégie. Chaque minute compte, il faut faire très vite. Le chirurgien lui fait subir sur le champ une opération afin de résorber le caillot de sang qui obstrue la circulation sanguine dans son cerveau. Lorsqu'il reprend conscience dans la soirée, Paul peut maladroitement bouger son bras droit et sa jambe. Même s’il reste sous observation, tout semble aller un peu mieux. Sa famille et ses amis sont soulagés de ses bonnes nouvelles après cette grosse frayeur. Mais l’état de Paul se détériore subitement et inexorablement le jour suivant. Impuissants, les médecins ne peuvent que constater son décès le mercredi soir.
Les funérailles sont célébrées parmi les fidèles de son église de la Transfiguration. Il effectue son dernier voyage le long de Main Street jusqu’au cimetière St. Mary, sur les épaules de ses coéquipiers de Monongahela.
Si d’aventure vous vous trouvez sur ou près d’un terrain de baseball le 28 juillet prochain, ayez une petite pensée, une petite prière ou un petit geste pour ce jeune homme, mort accidentellement un siècle plus tôt. Depuis son lieu de repos éternel sur les rives de la Monongahela, il appréciera certainement.
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[i] « Ball Player Dies From Injuries », in The Pittsburgh Press, 31 juillet 1913, ainsi que « Ball Player Dies Of His Injuries », in The Washington Reporter, 31 juillet 1913.
[ii] New Eagle a été depuis rattachée à la ville de Monongahela. Le légendaire quarterback Joe Montana y est né.
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