C’est avec quelques regrets et probablement encore quelques confettis dans les cheveux que les 67 touristes quittent les Alpes-Maritimes le 17 février 1914. Toulon, Marseille, Lyon… A mesure que le train progresse en direction du nord et traverse villages, villes et campagnes, la beauté des paysages provoque une sorte de révélation[i] chez les voyageurs : la France leur réserve encore bien d’autres merveilles. Jim Thorpe, qui avait eu brièvement l’occasion de séjourner à Paris à son retour des Jeux de Stockholm en 1912, ne peut que leur confirmer que la capitale au bout du chemin est à la hauteur de sa réputation. Aucun d’entre eux ne soupçonne cependant à quel point l’accueil qui leur est réservé sera tout bonnement royal.
Comiskey et Sullivan, déjà sur place à l’hôtel Saint James[ii] depuis quelques jours, ont eu le loisir d’apporter le plus grand soin aux petits détails de l’organisation, et nul doute que Muhr et son Comité de Paris mais aussi Roosevelt et l’A.B.B. tout autant que Messerly et l’Union Française de Base-Ball ont œuvré collectivement depuis des semaines voire des mois pour faire du passage des Giants et des White Sox à Paris l’un des principaux événements sportifs de l’année. De plus, d’illustres membres de la très importante communauté américaine de Paris ont spontanément apporté leur contribution à ce projet. C’est notamment le cas de George A. Kessler, new-yorkais devenu millionnaire grâce au commerce du vin, qui met à la disposition des touristes une flotte spéciale de véhicules automobiles (dont il n’est pas interdit de penser qu’il s’agit de ceux de la concession Ford de White!) pour leur permettre de sillonner la ville dès le 18 février[iii]. Etant donné que le premier match n’est prévu que pour le 21, les professionnels du baseball et leurs accompagnateurs ont tout le temps nécessaire pour découvrir ainsi, malgré la pluie incessante, le Louvre, les Invalides, la tombe de l’Empereur[iv], le jardin du Luxembourg, la Sorbonne, le Panthéon, bien évidemment la tour Eiffel aux pieds de laquelle les équipes de Spalding avaient joué en 1889, Notre-Dame, les Champs-Elysées, le bois de Boulogne, etc. Certains vont à l’opéra, assister à une représentation de la damnation de Faust et font probablement aussi un crochet par le New York Bar du jockey Tod Sloan qui leur sert de guide[v].
Le jeudi 19, Kessler organise dans son somptueux palais de l’avenue Raphaël[vi] une fantastique réception en l’honneur des White Sox et des Giants[vii]. Parmi les invités de marque figurent entre autres l’Ambassadeur Myron T. Herrick, le Consul Général des Etats-Unis A. M. Thackara, le Président du Conseil Municipal de Paris Paul Chassaigne-Goyon, le Préfet de la Seine Marcel Delanney, le jeune millionnaire new-yorkais Frank Jay Gould[viii], etc. Raymond Poincaré, le Président de la République Française, censé honorer l’assemblée de sa présence et tenir un discours sur le thème des sports athlétiques[ix] fait savoir au dernier moment qu’il est retenu par des obligations. Sadi Carnot en avait fait de même 25 ans plus tôt mais avait eu la délicatesse d’envoyer ses représentants. Après le repas au cours duquel d’innombrables bouteilles de très grands crus sont servies[x], les joueurs s’adonnent au tango, cette danse nouvellement adoptée par les Parisiens. Le lendemain, c’est au tour de l’ambassadeur Herrick de recevoir tout ce beau monde dans sa résidence du 5 de la rue François Premier[xi] à l’occasion de la traditionnelle fête du Washington’s Birthday. Cette réception est à son tour suivie d’un nouveau dîner à l’hôtel Elysée Palace sur les Champs-Elysées[xii].
Le samedi 21, la première des deux rencontres parisiennes est programmée à 14h30 au vélodrome du Parc des Princes, à Auteuil. Annoncée à grand renfort d’articles dans la presse[xiii], elle attire une masse considérable de curieux, impatients de voir en pratique ce sport que les journalistes tentent difficilement de décrire dans leurs colonnes et puis cet athlète indien, bien sûr. Hélàs, la pluie ne permet pas de jouer ! Harry Sparrow, le secrétaire de la tournée, est chargé d’annoncer la mauvaise nouvelle[xiv]. Mais qu’à cela ne tienne, il reste encore la journée du dimanche. Nos touristes vaquent donc à leurs si plaisantes occupations : certains se livrent au shopping et retournent au théâtre, d’autres vont au Grand Palais et font une halte à la « semaine de l’agriculture de Paris »[xv]. McGraw et Comiskey ne s’inquiètent pas outre mesure car les prévisions météorologiques sont plutôt optimistes ; par ailleurs, le ciel s’éclaircit en soirée[xvi]. Allons, demain est un autre jour.
![]() |
Vue du Parc des Princes à l'occasion du match France-Galles, le 27 février 1913 (agence Rol). |
A la sortie de la messe à laquelle ils assistent le dimanche matin - pour les uns à l’église de la Madeleine, pour les autres à la cathédrale Notre-Dame de Paris - nos missionnaires du baseball ne se font plus guère d’illusions : il pleut encore et l’espoir d’une amélioration est quasi nul. De toute façon, avec tout ce qui est tombé ces derniers jours, le sol est totalement détrempé. Aussi, le complexe de la Faisanderie à Saint-Cloud, siège du Stade Français, a beau grouiller de spectateurs dès après midi, dont une bonne part entend bien utiliser les billets pris pour le match de la veille à Paris, McGraw et Comiskey doivent se rendre à l’évidence : il n’est pas question de risquer la blessure d’un joueur à quelques semaines de la reprise du championnat outre-Atlantique[xvii], par conséquent la rencontre ne peut pas avoir lieu. Le play-ball est prévu pour 14h30 mais à quoi bon attendre ? Le rain-out est prononcé dès 13h, au grand regret de l’ambassadeur Herrick, qui devait lancer la première balle[xviii]. McGraw fulmine, qui constate que le nombre de spectateurs pour ce match dépasse de loin tout ce qui a pu être enregistré depuis le début de la tournée mondiale. Du côté des amateurs de baseball, des lycéens, des joueurs des clubs de la région, des dirigeants de l’USFSA, la déception est de taille.
![]() |
Les Chicago White Sox à la Faisanderie de Saint-Cloud (agence Rol). |
![]() |
Les New York Giants à la Faisanderie de Saint-Cloud (agence Rol). |
Que faire jusqu’au lendemain ? La réponse à cette question est vite trouvée. Bravant la pluie, plusieurs joueurs font une promenade dans le bois de Boulogne jusqu’à l’heure du dîner. Désireux de profiter au maximum des trésors de la ville, beaucoup retournent au Luxembourg, voir Mona Lisa au Louvre, ou vont rendre visite à la statue équestre de George Washington, celle-là même qui avait été dévoilée sur la place d’Iéna le 3 juillet 1900, pendant l’exposition universelle. D’autres enfin, nettement plus courageux, retiennent la proposition du Docteur Valadier[xix] et se rendent à l’aérodrome de Port-Aviation à Viry-Châtillon[xx], pour y assister à un match aérien entre deux « faucheurs de marguerites »[xxi] nommés Gustave Hamel et Roland Garros. Nous pouvons supposer qu’Emile Dubonnet n’est pas tout-à-fait étranger à la venue des joueurs de baseball sur le terrain d’aviation.
![]() |
Thorpe à la Faisanderie de Saint-Cloud (agence Rol). |
10h du matin, lundi. Le train à bord duquel sont montés tous les major leaguers s’ébranle en direction de Calais. Là-bas, le Consul Milner vient les saluer et leur souhaiter une bonne fin de voyage ainsi qu’une bonne traversée jusqu’à Douvres. Pour l’heure, la prochaine et dernière étape avant New York est l’Angleterre. Peut-être les Londoniens auront-ils plus de chance que les Parisiens ?
***
[i] « Poincare To Honor Giants In Paris », in The New York Times, 19 févrrier 1914.
[ii] « Tourists In Paris », in Sporting Life 21 février 1914, p. 7
[iii] « Paris To Welcome World’s Tourists », in The Times Dispatch, 17 février 1914, p. 8.
[iv] John McGraw s’en amuse beaucoup, étant lui-même parfois surnommé le petit Napoleon du baseball. Il déclare ainsi « Moi aussi, j’ai rencontré le duc de Wellington, sauf que son nom était Connie Mack et non Arthur Wellesley » (« J. McGraw Visits Tomb Of Napoleon », in The Washington Herald, 20 février 1914, p. 10 ; « Globe Trotters Do Paris In High Style », in The Salt Lake Tribunes, 20 février 1914, p. 6). Pour une raison qui échappe à tous les spécialistes de la question, Ted Sullivan consacre plus de 10 pages de son récit de la tournée à l’histoire de France et à Napoléon tout particulièrement.
[v] « Giants – White Sox Reach Gay Paree” », in The Washington Herald, 18 février 1914, p. 10.
[vi] « American To Build Million Dollar House In France », in The San Francisco Call, 16 octobre 1904, p. 20. Kessler se trouve à bord du Lusitania lorsque celui-ci est coulé par un sous-marin allemand mais réchappe à la catastrophe. Il meurt en 1920 à Paris.
[vii] « American Teams Honored », in The Ogden Standard, 19 février 1914, p. 6 ; « Baseball Tourists Take In Paris », in The New York Times, 20 février 1914.
[viii] Héritier à 15 ans de la fortune de son père tirée de l’exploitation des chemins de fer aux Etats-Unis, il s’installe rapidement en France. Vers 1910, à Maisons-Laffitte, il investit dans le développement des activités hippiques. Il a 39 ans en 1914.
[ix] « French President To Honor Touring Athletes », in The Washington Times, 19 février 1914, p. 10.
[x] « Social Attentions In Paris », in Sporting Life, 28 février 1914.
[xi] Ce n’est qu’en 1948 que les USA feront l’acquisition de l’hôtel particulier construit par Edmond de Rothschild au 41, rue du faubourg Saint Honoré.
[xii] « Baseball Fever Has Seized Paris », in The New York Times, 22 février 1914.
[xiii] Voir toute une série d’articles parus les 20, 21 et 22 février 1914 dans L’Humanité (20 février 1914, p. 5), Le Rappel, Le Temps (« Le base-ball », paru le 21 février 1914, p. 5), Le Gaulois (« Les deux équipes américaines matcheront aujourd’hui », paru le 22 février 1914, p. 4), Le Figaro. Un article du Washington Herald (« Rain Checks For All Paris Fans », paru le 22 février 1914, p. 4) décrit la couverture médiatique : « All the papers carried columns of stuff, numerous photographs and diagrams explaining the fine point of the game to the proletariat. Reporters and photographers of both the Paris and London papers follow the players like hardened creditors. Ted Sullivan gives out an interview every few seconds and every one is different ».
[xiv] « Rain Checks For All Paris Fans », op. cit.
[xv] Devenue par la suite le salon de l’agriculture.
[xvi] « Rain For World Tourists », in The New York Times, 22 février 1914.
[xvii] Peut-être ont-ils en tête la mésaventure de Williamson, qui s’était blessé à Paris en 1889 et qui avait dû mettre un terme à sa carrière ?
[xviii] « Giants And White Sox To Play At Paris », in Medford Mail Tribune, 17 février 1914, p. 3.
[xix] « Tourists Unable To Play In Paris », in The New York Times, 23 février 1914.
[xx] Plus connu sous le nom d’aérodrome de Juvisy, bien qu’il ne soit pas sur cette commune mais proche de la gare de Juvisy-sur-Orge, il s’agit du premier aérodrome organisé au monde, qui accueille un très grand nombre de compétitions en tous genres (par exemple : 10 jours auparavant, le 12 février 1914, Jean Ors y réussissait le premier saut en parachute de l’histoire). Il constitue en soi une attraction digne d’intérêt.
[xxi] La compétition, dotée d’un prix conséquent de 25.000 francs, débute à 15h et consiste en deux manches de 30 km (soit 15 tours de piste) et un tour de piste parcouru à la plus grande vitesse possible. Après ces épreuves, Hamel et Garros exécutent différents vols renversés et bouclés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.