Nous l’avons vu dans notre précédent article, le duel au sabre en juillet 1901 entre Albert Hopkins et son adversaire français aurait gravement compromis les projets d’instruction du baseball à Paris. Il est assez difficile de concevoir qu’une simple dispute ait pu avoir un tel effet alors même que le Ministre Leygues lui-même s’intéressait de près à cette expérience ; il semble à tout le moins nécessaire, pour justifier une telle conséquence, que le protagoniste d’Hopkins ait eu une influence non négligeable. A proprement parler, nos recherches ne nous ont pas permis de trouver cet Henry d’Estournel dont il est question dans la presse mais il se peut fort bien que les journalistes américains aient écorché le nom de cet individu. Aussi, il nous paraît plus vraisemblable que l’identité exacte de celui-ci soit Paul Henri Benjamin Balluet d'Estournelles de Constant, baron de Constant et de Rebecque, personnage qui présente quelques caractéristiques indéniablement compatibles avec notre contexte.
Né en 1852, cet aristocrate, petit neveu du romancier Benjamin Constant de Rebecque, fréquente le lycée Louis le Grand à Paris, étudie le droit puis les langues orientales. En 1874, il intègre le Ministère des Affaires Etrangères et parcourt le monde (Monténégro, Turquie, Afrique du Nord, Hollande, Grande-Bretagne). Vingt ans plus tard, convaincu d’une forme d’impuissance des services diplomatiques et désireux de saisir à bras le corps le problème de la codification des relations internationales, il abandonne la diplomatie pour se consacrer à la politique. Il est élu député de la Sarthe en 1895 et représente la France à la conférence pour la paix de La Haye en 1899, qui instaure la Cour permanente d'arbitrage et offre dès lors un mode alternatif de résolution des différends dans lequel un arbitre est désigné par les parties. D’Estournelles déclare au cours de cette conférence : « Si deux personnes avant de se battre, constituent des témoins, pourquoi deux nations ne feraient-elles pas de même ; empruntons au duel la seule chose qu’il ait de bon : les témoins. »
Ayant épousé la fille d’un banquier de la côte est des Etats-Unis, nous pouvons imaginer qu’il fréquente régulièrement la communauté américaine et, possiblement, qu’il assiste de temps à autres aux festivités du 4 juillet à Paris. Ce ne serait par conséquent pas son premier contact avec le monde du baseball. Toutefois, même s’il est parfaitement avéré qu’il pratique l’escrime[i], nous éprouvons quelques difficultés à imaginer ce pacifiste de 48 ans que la presse américaine décrira bientôt comme « l’un des hommes les plus distingués de France », ferraillant à l’aube contre un jeune homme en bien meilleur condition physique que lui. Après tout, pourquoi pas mais, au fond, ce n’est pas tant ce qui importe dans cette histoire.
Le 5 février 1902, à Cherbourg, d'Estournelles embarque avec son fils à bord d’un bateau à destination des Etats-Unis. Il effectue un voyage d’un mois complet avec deux missions particulières. La première est celle confiée par Pierre de Coubertin d’aller expliquer aux gens de Chicago que les Jeux olympiques de 1904 ne se tiendront pas chez eux, au motif que cette ville est inconnue en France et qu’elle n’attirerait pas les voyageurs, contrairement à Saint-Louis prévue pour accueillir l’Exposition universelle[ii]. En faisant de d’Estournelles son émissaire, de Coubertin compte évidemment sur le grand sens de la diplomatie de celui-ci. Nous constatons là que le milieu du sport ne lui est pas étranger. Ce premier objectif sera brillamment atteint. La seconde mission, nettement plus délicate, le conduit à Washington pour une entrevue le 18 février avec le nouveau Président : Theodore Roosevelt. D’Estournelles parvient à persuader le héros de la bataille de San Juan de porter devant la Cour permanente d'arbitrage de La Haye le différend[iii] existant entre les Etats-Unis et le Mexique plutôt que de déclencher des hostilités, ce qui constitue un résultat absolument spectaculaire et un précédent de taille dans l’histoire des relations internationales.
De retour en France en mars 1902, d'Estournelles de Constant cherche à reproduire le dynamisme du nouveau monde pour concrétiser ses vues. Il fonde et préside à partir de 1903 le Groupe parlementaire de l'arbitrage international. Un an plus tard, il convertit le Comité de défense des intérêts nationaux en Comité de la conciliation internationale, et crée de ce fait un groupe de pression (comprenant entre autres personnalités Deschanels, Jaurès et Millerand) sous l’égide duquel est conclu avec le Royaume-Uni un traité bilatéral d’arbitrage[iv]. Elu sénateur en novembre 1904, il n’en poursuit pas moins ses efforts tous azimuts. Tant et si bien qu’en 1909 ses travaux lui valent le Prix Nobel de la Paix[v]. Par la suite, il œuvrera pour le mouvement de rapprochement franco-allemand, réunissant des intellectuels pacifistes conscients que la seule chance de paix européenne repose sur le rapprochement entre la France et l’Allemagne[vi].
Tout ceci n’est pas sans rapport avec le baseball, vous vous en doutez bien. Excellent connaisseur du monde anglo-saxon, d’Estournelles est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un publié pour la première fois en 1913 intitulé Les Etats-Unis d'Amérique[vii], dans lequel il fait le récit de ses nombreux voyages outre-Atlantique. Fortement inspiré par le baseball, il écrit « Le Base-ball passionne à bon droit toute l’Amérique du Nord ; je voudrais l’introduire en France »[viii], et plus loin « Déjà les associations de terrains de jeux essaient de se former et de faire entendre leur voix à Paris où les fortifications condamnées feront place à une ceinture de parcs publics ; Déjà se sont acclimatées avec une prodigieuse rapidité les associations de Foot-ball ; en attendant celles de Base-ball »[ix]. A la lecture de la description du rôle de l’arbitre qu’il fait dans cet ouvrage, il apparaît que le baseball est indiscutablement à l’origine de quelques-unes de ses théories sur le règlement des conflits internationaux et l’arbitrage : « Je me suis emparé plus d’une fois de son exemple, à la joie intense de mon auditoire ; j’ai démontré que s’il est possible d’arrêter sur-le-champ l’élan des joueurs, à tel point qu’ils n’ont pas le droit de répondre à l’arbitre, même s’il se trompe ; s’il est possible d’arrêter une foule électrisée par le spectacle, il est beaucoup moins difficile d’arrêter deux peuples de même civilisation que leurs Gouvernements s’apprêtent à mobiliser »[x]. Ou plus clairement encore : « L’arbitrage devrait occuper le même rôle dans les règlements internationaux que celui des arbitres dans les matchs de baseball »[xi]. L’histoire ne le dit pas mais rien ne nous interdit de penser que d’Estournelles a usé de ces arguments à la Maison Blanche pour convaincre Theodore Roosevelt.
Même si cela ne doit pas occulter totalement la regrettable disparition du projet porté par le Ministre Leygues, avouez tout de même que c’est une bien belle contribution du baseball à la cause de la paix dans le monde.
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[i] Source nobelprize.org.
[ii] « Paul d’Estournelles de Constant, Prix Nobel de la Paix 1909. L’expression d’une idée européenne. », par Laurent Barcelo, édition L’Harmattan, 1995, p. 203.
[iii] Il s’agit de l’affaire dite des « fonds pieux de Californie ».
[iv] Prélude à l’Entente Cordiale.
[v] Deux autres Français l’ont reçu avant lui : Frédéric Passy en 1901 et Louis Renault en 1907. Il y aura 7 autres récipiendaires français après lui.
[vi] Le Traité de l’Elysée signé le 22 janvier 1963 entre le général Charles De Gaulle et Konrad Adenauer s’inscrit dans le prolongement de de mouvement.
[vi] Le Traité de l’Elysée signé le 22 janvier 1963 entre le général Charles De Gaulle et Konrad Adenauer s’inscrit dans le prolongement de de mouvement.
[vii] « Les Etats-Unis d'Amérique », éditions A. Colin, deuxième édition annotée en 1917.
[viii] « Les Etats-Unis d'Amérique », op. cit. p. 194.
[ix] « Les Etats-Unis d'Amérique », op. cit. p. 401.
[x] « Les Etats-Unis d'Amérique », op. cit. p. 196.
[xi] Voir aussi « Baron Constant On Arbitration », in Boston Evening Transcript, 19 mai 1911.
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