22 avril 2014

Beaucoup Fanatic

« Premier journaliste de sport de lère moderne », « écrivain légendaire », « journaliste le plus connu de sa génération », « faiseur de mythes », « philosophe optimiste », tels sont quelques-uns des qualificatifs que lon rencontre fréquemment accolés au nom de Grantland Rice. Rien ne prédestinait pourtant ce fils de marchand de coton et petit-fils dofficier confédéré en 1880 en plein centre du Tennessee, à Murfreesboro, à devenir celui qui allait révolutionner le journalisme sportif et lui donner de véritables lettres de noblesse.


Grantland Rice
Jeune diplômé en 1901 de la Vanderbilt University avec pour principales matières le grec et le latin, Rice est passionné par le football, le golf mais surtout le baseball. Nayant pu devenir professionnel de cette discipline, il ambitionne de devenir journaliste. Il écrit tout dabord pour la page sport du Nashville Daily News à raison de 5 dollars par semaine. Il rejoint lAtlanta Journal dès lannée suivante et y double son salaire. Cest là quil signe son premier grand papier, au sujet dun prometteur joueur de baseball de 18 ans du nom de Tyrus Raymond Cobb. Lavenir démontrera que son jugement sur ce petit prodige était tout-à-fait juste. Tout au long des trois ans quil passe à Atlanta, il prend progressivement lhabitude de briser le rythme de ses longs articles en y insérant de courts poèmes dinspiration lyrique, dont certains passeront à la postérité. Par exemple :

For when the One Great Scorer comes
To mark against your name
He writes not that you won or lost
But how you played the game

Fortement imprégné de récits mythologiques, il dépeint de plus en plus régulièrement les athlètes qui linspirent comme des héros antiques voire des demi-dieux. Son style, marqué par une qualité littéraire très atypique pour lépoque et par un traitement quasi sociologique, le fait bien vite apprécier du public et remarquer par les rédacteurs en chef de la concurrence. Le Cleveland News le débauche pour 50 dollars la semaine et lui permet ainsi de prendre une épouse et fonder une famille. La lune de miel qui suit le mariage en avril 1906 est passée à suivre léquipe de baseball de Cleveland, cest dire si sa passion du sport est forte ![i] En 1910, il rejoint pour la première fois la grosse pomme, y accepte un poste au New York Evening Mail et intitule sa rubrique The Sportlight, ce qui deviendra ultérieurement la marque de toute sa production. Ses nombreux articles sur le manager des Giants, John McGraw, et sur le lanceur Christy Mathewson sont plébiscités par lelecteurs. Trois ans plus tard, en janvier 1914, il est engagé par le New York Tribune, qui fait rare - consacre une pleine page pour annoncer son arrivée. Il y reste jusque dans les années 1930, avec une parenthèse notable : Durant la première guerre mondiale, il sert à Paris jusquen février 1919 comme lieutenant au profit du journal des American Expeditionary Forces, le fameux Stars and Stripes, dont nous aurons loccasion de reparler plus tard.

Le 19 octobre 1924, son article sur le match de football Notre Dame Army fait sensation[ii], et tout particulièrement son paragraphe d’introduction, dans lequel il écrit au sujet de quatre des joueurs de léquipe du Fighting Irish en référence aux cavaliers de lApocalypse :

Outlined against a blue-gray October sky, the Four Horsemen rode again. In dramatic lore they are known as Famine, Pestilence, Destruction, and Death. These are only aliases. Their real names are Stuhldreher, Miller, Crowley and Layden.

Il quitte le Tribune en 1934 et écrit durant les vingt dernières années de sa vie pour la North American Newspaper Alliance, qui assure une diffusion simultanée de ses articles dans 80 à 100 journaux différents et fait ainsi sa fortune. Rice édite par ailleurs le magazine American Golfer et est un contributeur fréquent de Colliers et Look. Parallèlement, il participe également à des projets radiophoniques (il commente en 1922 les World Series retransmises pour la première fois en direct) et cinématographiques. Daprès lauteur Charles Fountain[iii], Rice atteint alors des revenus supérieurs à ceux de nimporte quel autre sportif à lexception peut-être du boxeur Jack Dempsey.


A la mort de Babe Ruth, en 1948, il rédige un poème[iv] en guise déloge funéraire qui assied davantage encore sa popularité et dont la première strophe est :

Game Called by darkness let the curtain fall.
No more remembered thunder sweeps the field.
No more the ancient echoes hear the call
To one who wore so well both sword and shield:
The Big Guy’s left us with the night to face
And there is no one who can take his place.

Rice publie ses mémoires peu de temps avant de mourir en 1954, à lâge de 73 ans, sous le titre The tumult and the shouting, livrant à ses admirateurs la synthèse dune carrière longue de plus de 50 ans, qui laura vu écrire un total de 22.000 colonnes, de plus de 1.000 articles de magazine, de près de 7.000 vers publiés dans divers recueils, et se lier damitié avec quelques-uns des plus grands personnages de son époque, tels que Christy Mathewson ou Robert Winship Woodruff (président de la Coca-Cola Company de 1923 à 1954), et cela apparemment sans se faire jamais un seul ennemi, ni parmi ses concurrents, ni parmi les sujets de ses écrits. Même si son style peut paraître aujourdhui comme relevant dun certain pompiérisme, le fait est que nombre de sportifs parmi lesquels Bobby Jones, Babe Ruth, Red Grange, Knut Rockne, Babe Didrikson Zaharias, Jack Dempsey ou bien encore Bill Tilden lui doivent davoir atteint le statut de stars[v].

Couverture du magazine Collier’s, n°23, vol. 52, 21 février 1914.
Mais revenons à nos touristes et à leur passage en France. En février 1914, alors que les majorleaguers sont encore en Europe et que Grantland Rice vient de rejoindre le New York Tribune, la revue Collier’s[vi] publie lun de ses poèmes intitulé Beaucoup Fanatic et probablement composé pendant lhiver 1913-1914 sur le thème des Français et du baseball.

These guys are excitable, flightable, fightable
More than enough as it is
At this very least matter of clatter and chatter
Their fluttering nerves take a whiz
And if they flop now, like a quivering bird
In a volatile whirl to the mat
What the deuce would they do with a Crawford on third
And a T. Raymond Cobb at the bat
At starting a flare-up, a talkative tearup
A Francois is worse than a Mike
The wildest, unstoppable, most frenzied hopable
Boob in the sweep of the pike
If their temperament in the past has exploded
At trifles, like holes in their sox
What the deuce will they do when the bases are loaded
With Johnson out there in the box


Si je me risque à lexercice périlleux de la traduction de ce petit bijou en essayant tant bien que mal de respecter les rimes et lesprit[vii], cela donne à peu près ceci :

Ces gars sont nerveux, impétueux, belliqueux
Pour que dalle
Au moindre bruit ou mot de travers
Leurs nerfs à vif s’emballent
Et s’ils retombent soudain, comme un oiseau en émoi
En tourbillonnant sur une natte
Que diable feraient-ils avec un Crawford en trois
Et un T. Raymond Cobb à la batte
Pour une flambée de violence ou une altercation
Un François est pire qu’un Mike
Le plus sauvage, incontrôlable, frénétique espérable
Bouffon du maniement de la pique
Si leur tempérament les a fait exploser sans peine
Pour des bagatelles, comme des trous dans la chaussette droite
Que diable feront-ils lorsque les bases seront pleines
Et que Johnson sera dans la boîte


Nous retrouvons une fois de plus le vieux cliché du Français prompt à se battre, abordé à de multiples reprises par les journalistes dalors (voir notamment ici). Notez que le conditionnel utilisé à la fin de la première strophe (Que diable feraient-ils) laisse la place au futur à la fin du poème (Que diable feront-ils). Les joueurs auxquels Rice fait ici référence sont :

Sam Crawford, surnommé « Wahoo Sam », joueur pour les Cincinnati Reds puis les Detroit Tigers. Il fait justement partie des heureux touristes qui sont passés par Paris.





Tyrus Raymond Cobb est le coéquipier de Crawford aux Detroit Tigers. Il frappe pour .390 en 1913 ce qui en fait le meilleur attaquant de la saison.





Walter Johnson a effectué toute sa carrière avec les Washington Senators aux côtés de Germany Schaefer. Il est certes désigné comme meilleur lanceur de lAmerican League en 1912[viii] et 1913 mais - comme beaucoup de lanceurs - affiche une médiocre moyenne de frappe, doù linterrogation de Rice sur la réaction des Français lorsquun tel joueur se présente à la batte.




***


[i] Voir la page consacrée à Rice sur le site www.nycommunitytrust.org.
[ii] « The Eloquent Words Of Legendary Writers », par Ira Berkow, in The New York Times, 2 janvier 2000.
[iii] Lire à ce sujet la biographie de Foutain parue sous le titre « Sportswriter: The Life and Times of Grantland Rice ».
[iv] Le poème complet est disponible ici : www.baseball-almanac.com/poetry/po_call.shtml
[v] Lire louvrage de Mark Inabinett paru en 1994, « Grantland Rice and His Heroes: The Sportswriter as Mythmaker in the 1920s ».
[vi] Collier’s, n°23, vol. 52, 21 février 1914, p. 12. Repris notamment dans le Daily Kennebec Journal du 8 avril 1914 (p. 7).
[vii] Je me ferai un plaisir de remplacer cette traduction approximative par celle quun(e) linguiste me soumettrait.
[viii] « Nationals Figure High In All Star Baseball Choice », in The Washington Times, 13 octobre 1912, 21.

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