Un mois à peine après l’expédition outre-Manche, poursuivant son idée de porter le baseball au-delà de la seule région parisienne afin de fonder des clubs en province et, ce faisant, rendre possible la constitution d’une Commission Centrale de Base-ball au sein de l’U.S.F.S.A. (lire pourquoi dans l’article A la recherche de la Commission Centrale de Base-Ball), le très dynamique Allan Muhr organise à l’occasion du long weekend de l’Assomption 1913 une tournée d’exhibition impliquant le Racing Club de France et l’American Paris Team[i]. Accessoirement, c’est aussi le prétexte à une virée estivale au bord de la mer, la région sur laquelle Muhr ayant jeté son dévolu étant la Normandie.
L’objectif recherché étant clairement de réaliser des démonstrations en un maximum de lieux, en un minimum de temps et devant un public nombreux mais également sensible au sport, Muhr retient trois étapes et prévoit que les équipes jouent successivement le vendredi 15 août à Etretat, le samedi 16 au Havre et le dimanche 17 à Dieppe. « On voit », peut-on lire dans un article du journal L’Aéro paru antérieurement à la tournée[ii], « que nos baseballeurs sont gens infatigables et surtout bien entraînés ». On devrait surtout voir que Muhr est le grand artisan de cette tournée promotionnelle et reconnaître que le choix de ces villes ne doit rien au hasard. Ce serait bien le diable si un voire plusieurs clubs ne voyaient pas le jour après le passage des « tourists » !
Etretat, qui se trouve à 4 heures de train de Paris depuis la gare Saint-Lazare, n’est qu’à un peu plus de 200 km de l’ouest parisien et peut donc être rejoint en automobile en moins de 4 ou 5 heures à la vitesse moyenne de 50 km/h. Outre ce que cette ville représente pour les joueurs américains étudiants aux Beaux-Arts, qui ont l’opportunité de se rendre là où les Maîtres Gustave Courbet et Claude Monet ont peint quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre, elle est à l’époque l’une des destinations de vacances parmi les plus prisées des amateurs de sports, et particulièrement de tennis et de golf. Muhr est d’ailleurs - aussi ! devrions-nous dire - membre du Lawn-Tennis Club Etretatais[iii], dont le tournoi annuel est habituellement son occupation d’été. A 30 km d’Etretat, Le Havre est une ville incontournable pour la plupart des Américains de France puisque c’est de là que partent et c’est là qu’arrivent la majorité des paquebots transatlantiques à vapeur qui relient les deux continents en un peu moins de 6 jours. Le trajet entre Paris et Le Havre peut s’effectuer à bord de petits bateaux qui descendent et remontent incessamment la Seine. Il y a toujours quelques Américains en ville, attendant le départ du prochain navire. De plus, la ville est le berceau du plus ancien club sportif de France, le Havre Athletic Club (HAC) fondé en 1872[iv] et a accueilli en 1897 le deuxième congrès du Comité International Olympique, ce qui la range très clairement parmi les villes les plus « sportives » de France. Dieppe est également une autre ville balnéaire où la haute société aime à se retrouver l’été, notamment à l’occasion des courses automobiles qui s’y déroulent et qui y drainent un public de connaisseurs venant de l’Europe entière. Du Havre à Dieppe, il faut compter une centaine de kilomètres et, de Dieppe à Paris, de nouveau 200 km pour boucler la boucle.
Avec un tel programme, il va de soi que la plupart des joueurs sont volontaires au départ. Aussi, de tous les joueurs réguliers de l’équipe du Racing Club de France, seul manque Rowland. Du côté de l’American Paris Team, Riker, Robus, Lewis et Deninger, qui ont joué durant la saison régulière[v] ne peuvent pas faire le déplacement, pas plus que John Reed qui, bien que son nom soit cité dans les articles de presse, se trouve à Venise ce weekend-là[vi]. Imaginons un instant cet étrange équipage constitué d’une vingtaine d’athlètes et d’une quinzaine d’accompagnateurs traversant à tombeaux ouverts les paisibles hameaux normands à bord de Ford T dernier modèle. A n’en pas douter, sa progression doit faire sensation et nous pouvons aisément nous figurer que, à chaque halte, les curieux se rassemblent par dizaines autour des joueurs mais surtout autour des bolides.
Partout, l’opération est un franc succès. A Etretat, entre les grandes semaines de tennis et de golf, la démonstration de baseball attire au parc un grand nombre de spectateurs « curieux d’assister à ce jeu jusqu’ici inconnu en France »[vii] (sic !). Au Havre, tous les membres du HAC se sont réunis au stade de Sanvic, tout particulièrement attentifs aux prouesses inédites de Muhr qui joue ordinairement contre la section rugby du club en championnat de France. On prend le temps d’immortaliser ces instants en posant fièrement devant le clocher de l’église Saint-Denis. Le soir même, un câble est adressé au journal newyorkais The Sun afin de relater outre-Atlantique l’avancée des travaux des « propagandistes du baseball »[viii], dont il n’est pas interdit de penser qu’Edward L. Bernays[ix] aurait apprécié la maîtrise. A Dieppe, plus de 3.000 personnes sont présentes lors du match sur le front de mer[x]. Selon les récits qui nous sont parvenus, cinq sensationnels doubles jeux et un double vol de base ravissent les spectateurs de ce match qui dure à peine 1h40[xi]. Le directeur de l’Hôtel Royal, le plus grand et le plus luxueux des palaces de la ville, entrevoyant peut-être de lucratives perspectives d’avenir en cas de reconduite de cet événement et soucieux de s’attacher la clientèle américaine[xii], offre le déjeuner et le dîner à l’ensemble des joueurs et accompagnateurs. Une plaque en bronze est même offerte par le maire aux participants en guise de souvenir.
N’en doutons pas un instant, cette tournée est très soigneusement préparée par Muhr mais empressons-nous d’ajouter… que Spalding n’est pas loin derrière.
***
[i] On peut d’ailleurs légitimement se demander si la mystérieuse « US Team » affrontée à Londres ne serait justement pas l’American Paris Team, ce qui ne serait pas totalement dénué de sens.
[ii] « Le Racing Club de France contre American Paris Team à Etretat, Le Havre et Dieppe », in L’Aéro, 12 août 1913, p. 4.
[iii] La « divine » Suzanne Lenglen (qui remportera notamment 6 fois Rolland Garros, 6 fois Wimbledon, et deux médailles d’or aux Jeux Olympiques) a joué dans ce club. Elle n’a que 14 ans en 1913.
[iv] Club fondé sous l’impulsion de quelques Anglais et dont le terrain se situe sur la commune de Sanvic. A l’origine, on y pratique le rugby et la « combination » (un mélange de football et de rugby).
[v] « Base Ball », in Le Matin, 26 mai 1913.
[vi] Cf. dossier MS Am 1091, Reed, John à partir de la Online Archival Search Information System, Harvard University Library.
[vii] Le Monde Artiste, 30 août 1913, p. 552.
[viii] « Ball Teams Tour France by Motor », in The Sun, 17 août 1913, section Sporting and Automobiles, p. 3.
[ix] Auteur d’ouvrages sur les techniques de manipulation des masses, et particulièrement Propaganda, éditions H. Liveright, New York, 1928.
[x] Mettre le chiffre de 3.000 en rapport avec celui de la population de la ville qui est alors de 24.000.
[xi] Probablement un match de 7 innings.
[xii] L’Hôtel Royal est alors la propriété de la Gordon Hotels Limited et fait régulièrement paraître de la publicité dans les journaux américains. Cf. The New York Tribune, 3 mai 1911, p. 11.
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