Quelle
agitation, quelle effervescence en ce dimanche 12 avril 1914 au New York
Theatre[i] ! L’Anglo-American Film Corporation et John J.
Gleason y présentent en avant-première le film événement « The
Giants-White Sox Tour » sur la récente tournée mondiale des deux équipes[ii]. Incapables d’attendre l’opening day de la saison qui a
pourtant lieu le lendemain, trois à quatre mille personnes[iii]
se pressent aux portes de la magnifique salle de spectacle du numéro 1514-16 sur
Broadway dans l’espoir d’obtenir un siège ou bien même un strapontin, pour y contempler
leurs idoles.
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Le New York Theatre en 1914. |
Entendons-nous
bien, il ne s’agit pas d’un vulgaire montage couvrant simplement les matchs de
baseball joués tout au long du périple. Non, non, cette œuvre, point culminant
d’une communication maîtrisée de bout en bout pendant de longs mois, tient assurément du génie parce que c’est à la
fois une comédie et le premier réel documentaire sportif de tous les temps.
C’est
en effet une comédie de et avec l’acteur Frank McGlynn Sr. dans le rôle d’un « bug »
- c’est-à-dire un fan particulièrement enthousiaste – qui, apprenant en 1913 que
les Giants partent en tournée mondiale, décide de se joindre à eux. Faute
d’argent, il le fera comme passager clandestin, ce qui ne manquera pas de le placer
dans des situations rocambolesques[iv]. Le scénario, un peu léger, est surtout prétexte à valoriser
quelques-uns des personnages bien réels de cette histoire. Entre autres scènes originales,
figurent notamment une course sur les bases entre Hans Lobert[v] et un cheval de course à Oxnard, un combat à la manière
des jeux du cirque entre Jim Thorpe et Fred Merkle dans le Colisée de Rome, la
rencontre avec le roi George V ou bien encore celle avec le Pape Pie X.
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Frank McGlynn Sr. |
Par
ailleurs, c’est bel et bien un documentaire sur toute l’aventure, montrant
aussi bien le voyage que les étapes et mêlant dans les séquences joueurs et accompagnateurs.
Tout y est - de la Californie à Londres, en passant par Tokyo, Shanghai,
Manille, Sydney, Ceylan, Le Caire et ses pyramides, mais aussi et surtout pour
ce qui nous concerne la France - et tous y sont de même ! Imaginez
seulement sur grand écran : les légendes John McGraw, Charles Comiskey et Ted
Sullivan à La Faisanderie de Saint-Cloud, les lancers ravageurs de Christy Mathewson
sous le soleil de la Côte d'Azur, Germany Schaefer et Jim Thorpe qui régalent
le public de Nice, l’un de ses facéties,
l’autre de ses talents d’athlète, peut-être Muhr, Messerly et Dubonnet parmi les milliers d’anonymes dans les gradins du Parc des Princes, etc.
Derrière
la caméra durant tout le voyage, a officié Victor Milner. Il n’était certes âgé
que de 21 ans au moment d’embarquer mais il était déjà non seulement talentueux[vi]
mais aussi plutôt intrépide. Il semble par exemple que, en route vers le Japon le
29 novembre 1913, alors que le navire essuyait une formidable tempête et
frôlait le naufrage, il n’hésitât pas à s’installer sur le pont pour filmer les
vagues avec sa caméra. Chose à peine croyable, malgré la profusion d’images et
la fatigue du voyage, il lui faudra moins d’un mois pour monter le film à
partir de son arrivée à New York. A ce stade, un modeste cocorico
s’impose : Ce film a été réalisé sur pellicule fournie par la Pathé
Company, filiale newyorkaise ouverte en 1904 de la société française Pathé
Frères, à l’époque la plus grande société de production et d'équipement
cinématographique au monde, déjà inventrice du film d'actualités projeté dans
les cinémas avant le long métrage.
Combien
y a-t-il eu de séances et combien de spectateurs ont-ils vu ce film à New York ou
ailleurs en 1914 et par la suite ? Nul ne le sait. Plus tard, en mai 1915, Ted Sullivan
assistera à une projection au Grand Theatre de Keokuk, dans l’Iowa, organisée
au profit partiel de la Keokuk Baseball Association, durant laquelle il
commentera les images et répondra aux questions du public[vii].
Où
peut-on actuellement visionner ce petit bijou du septième art et admirer
les images associées au passage des équipes en France ? A vrai dire… nulle
part. Ce film extraordinaire a tout bonnement disparu depuis 1915. Il s’est purement volatilisé
sans que personne n’ait aucun indice sur son destin. Absolument rien ne permet de déterminer ce qu’il en est advenu,
si des copies en ont été faites, s’il a été détruit ou s’il est quelque part au
fond d’une boîte, elle-même au fond d’un grenier. En plus de cent ans et malgré
les efforts de très nombreuses personnes, jamais aucun indice n’a permis de
remonter une quelconque piste sérieuse. C’est là l’un des plus grands mystères
de l’industrie cinématographique. Si le cœur vous en dit, n’hésitez pas à vous
mettre en chasse ; la prime offerte à qui le retrouvera est des plus
élevées.
***
Puisqu’il
a disparu, comment savons-nous ce que montre vraiment ce film, demanderez-vous ?
Tout simplement au travers de la couverture faite par la presse, notamment de
la série de cinq articles écrits sur le sujet par Frank McGlynn Sr. et publiés dans
The Baseball Magazine entre août et décembre 1914[viii].
Maigre consolation, les actualités Pathé ont conservé une courte séquence du passage
des tourists à Londres. Il faudra s’en contenter.
[ii] The
Sun, 12 avril 1914, p. 16.
[iii] “ World’s baseball tour in
‘movies’ ”, in The New York Times, 13 avril 1914, p. 9.
[iv]The San Francisco Chronicle, 16 novembre
16 1913.
[v] Hans Lobert, en plus d’être un frappeur
efficace, était capable de courir très vite. Avec les Cincinnati Reds de 1908
1908, l’une de ses meilleures années, il vole 47 bases et frappe 18 triples. Il
ne jouera sa première saison avec les Giants qu’en 1915.
[vi] En
1935, il gagnera l'Oscar de la meilleure photographie pour le Cléopâtre de
Cecil B. DeMille. Au long de sa carrière, il aura huit autres nominations, la
première en 1930, la dernière en 1951.
[vii] The daily Gate City. 3 mai 1915, p.
6.
[viii] “Striking Scenes From the
Tour Around the World”, in The Baseball Magazine, août à décembre 1914.
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