7 avril 2023

La démonstration du Connecticut

Le Bois de Boulogne grouille manifestement de joueurs de baseball en cet été 1895. Parmi les équipes qui s’affrontent sous le soleil, il y a celle de l’école des Beaux-Arts composée d’étudiants Américains de toutes les disciplines artistiques et très vraisemblablement membres de l’American Art Association, et sa grande rivale qui regroupe des étudiants d’autres matières du Quartier Latin, appelée tout simplement Latin Quarter. Mais celle qui va semble-t-il défrayer la chronique et agiter quelque peu la communauté américaine de Paris à l’occasion de son bref passage dans la capitale est une équipe en provenance du Connecticut, menée par un certain Prof. Fox.

George L. Fox est à cette époque Recteur de la vénérable Hopkins Grammar School, la troisième plus ancienne école indépendante des Etats-Unis, fondée en 1660 par le Révérent John Davenport à New Haven, dans le Connecticut[i]. Habitué des voyages transatlantiques[ii], Fox a emmené dans son voyage sur le vieux continent des étudiants non pas (seulement ?) de Hopkins mais (aussi) de la fameuse Yale University, l’autre grande institution fondée en 1771 à quelques kilomètres de la première et qui fait depuis lors la fierté et la renommée internationale de la ville de New Haven. Fort logiquement, Hopkins et Yale entretiennent des liens très étroits et ont depuis toujours des histoires qui s’entremêlent. Constituée dès 1864, l’équipe des Yale Bulldogs[iii] fait partie de l’élite des sports athlétiques universitaires, surnommée la Ivy League. A l’issue du championnat de l’année 1895, elle affiche 20 victoires pour 9 défaites. Parmi ses joueurs réguliers, figurent le talentueux lanceur Frederick Bristol, dit Ed, Buckingham, qui signera un contrat professionnel avec les Washington Senators à seulement 19 ans à la fin du mois d’août, ou bien encore William Henry Murphy, surnommé Yale Murphy, qui jouera pour les New York Giants jusqu’en 1897.

Photo de deux joueurs de l’équipe de baseball de la Hopkins Grammar School en 1894. Charles Edward Ives, à gauche, étudiera par la suite à Yale, dont il sortira diplômé en 1898, et deviendra un illustre compositeur. Était-il du voyage à Paris en 1895 ?

Que sait-on de la raison officielle de la venue de Fox à Paris ? Assez peu de choses en vérité et la presse américaine ne fait nullement écho de ce voyage, mais une information de taille est dévoilée dans un article du Figaro, qui fournit un premier indice : Fox serait « un des amis du baron Pierre de Coubertin », secrétaire général de l'Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (U.S.F.S.A.). Ceci est parfaitement plausible lorsque l’on sait que Coubertin s’est rendu plusieurs fois outre-Atlantique et, dans le cadre de la préparation du Congrès de Paris qui rétablit les jeux Olympiques en Sorbonne en juin 1894[iv], notamment en 1893. En cette occasion précise, il est avéré que Coubertin assista au match annuel de football (américain) disputé entre les universités de Princeton et de Yale[v]. Il n’est absolument pas exclu que Fox et Coubertin se soient rencontrés lors de ce séjour, se soient par la suite revus à Paris en juillet 1894, lors de la venue de Fox en France, et aient mis sur pied une démonstration du baseball plus aboutie que celle faite lors du Congrès.

Pierre de Coubertin ramant sur son embarcation appelée « Yale », en 1935 sur le Lac Léman.

Quoi qu’il en soit, Fox et ses jeunes joueurs ont un programme particulièrement chargé. A la demande des membres du Racing-Club de France mais aussi de la Société de sport de l’île de Puteaux[vi], présidée par le vicomte Léon de Janzé, qui n’est autre que le récemment nommé président de l'U.S.F.S.A., ce n’est pas un simple match mais un total de trois démonstrations de baseball qui va être offert aux Parisiens amateurs de sport.

Le vicomte Léon de Janzé en 1895.

Dès le matin du mercredi 31 juillet 1895, le Figaro[vii] leur en annonce clairement le détail :

« M. Fox […] fera jouer […] des parties de base-ball, le jeu national des Etats-Unis, sur la pelouse de Saint-Cloud au Bois de Boulogne. Les parties seront jouées de quatre à six heures du soir, par des Américains amateurs actuellement à Paris. Leur but est de faire connaître aux Français ce jeu qui tire son origine du jeu français « la balle au camp ». Une notice en français sur les règles du base-ball sera distribuée aux spectateurs pour qu’ils puissent le comprendre dans tous ses détails. M. Fox […] a invité un grand nombre de personnes, notamment des élèves de nos lycées et les membres de l’Union des sports athlétiques français. »

Un but pédagogique affirmé, des règles en français distribuées, des invitations lancées aux clubs membres de l’U.S.F.S.A. ? Une bien curieuse allusion aux origines françaises du baseball ? L’accent mis sur le caractère amateur et non professionnel de ces joueurs ? Incontestablement, il s’agit d’une démarche parfaitement orchestrée, répondant à une commande précise et visant essentiellement une adoption de ce sport en France. Pour autant, combien y a-t-il de joueurs dans cette délégation du Connecticut et combien jouent véritablement dans les équipes habituelles de Hopkins ou de Yale ? Contre qui jouent-ils à Paris d’ailleurs ? Qui a pris en charge les frais du voyage et qui précisément assiste à cet événement ? Nous n’avons en l’état de nos connaissances pas de réponses à ces questions.

La première démonstration se tient donc le mercredi dans le Bois de Boulogne, en présence, nous rapporte la presse[viii], de nombreux spectateurs. La seconde, à laquelle prendront apparemment part plusieurs Français – à moins qu’il ne s’agisse plus vraisemblablement d’Américains expatriés – est organisée dès le lendemain, jeudi 1er août. Elle suscite un tel engouement de la part des sportifs locaux qu’un troisième match est vivement sollicité et finalement organisé sur la pelouse de Saint-Cloud au Bois de Boulogne le surlendemain, samedi 3 août, veille du départ de Fox et ses joueurs[ix]. Cette dernière rencontre, décrite comme « intéressante et animée » rassemble un public nombreux malgré un ciel menaçant et voit finalement l’équipe des Yale Bulldogs s’imposer au terme de cinq innings[x].

Malgré les efforts indéniables de vulgarisation et d’explication des règles entrepris auprès du public, le baseball semble être perçu par les non-initiés comme un sport dangereux, au point que des gendarmes interviennent au cours de l’une de ces parties afin de mettre un terme à cette « violence »[xi] (un « Français » s’interpose et leur fait finalement entendre raison). C’est là le seul bémol relevé et on se souviendra que lors du match organisé par Spalding à Paris en mars 1889, la blessure au genou de Wilkinson, joueur de Chicago, avait déjà laissé le public sur une impression mitigée.

A l’issue de cette série de démonstrations, globalement convaincu que l'intérêt général manifesté par les Parisiens est de bon augure pour l'adoption du jeu au rang des sports athlétiques réguliers de France, le professeur Fox remercie « les autorités » - comprendre principalement le vicomte de Janzé - pour leur soutien et, c’est avec le sentiment du devoir accompli, qu’il quitte la France le lendemain, à destination de l’Allemagne et de la Suisse, puis des Etats-Unis où il est de retour en septembre[xii].

Fin août 1895, une annonce - toujours dans Le Figaro[xiii] - confirme que l’intérêt est loin d’être retombé et que de nouveaux matchs sont organisés en septembre, sans qu’il soit malheureusement permis d’en identifier les participants avec certitude :

« Deux parties de base-ball seront jouées sur la pelouse de la Croix-Catelan, terrain du Racing Club de France, au bois de Boulogne, les 2 et 3 septembre prochains. »

A la fin de l'été, quelques entrefilets dans la presse américaine laissent même entendre avec un certain humour que le baseball connait un véritable boom dans la capitale française, où l'on danse le cancan et entonne des chansons grivoises entre les manches... [xiv]. Incorrigibles Français !

________________________

[i] Plus d’informations sur son histoire sur www.hopkins.edu. Contacté, Mr. Thom Peters, actuel archiviste de la Hopkins School, a aimablement confirmé que Mr. Fox était bien à l'époque le recteur de l'école.

[ii] Voir The daily morning journal and courier, 29 juin 1894, p. 8, qui nous indique qu’il a embarqué l’année précédente à bord du « Paris » à destination de l’Europe, soit juste après la tenue du Congrès de Paris.

[iii] Entre autres personnalités notables ayant joué pour cette équipe, le Président George H. W. Bush en fut le capitaine en 1948.

[iv] « Pierre de Coubertin et la querelle des quatre football », Patrick Clastres in Yvan Gastaut et al., Le football dans nos sociétés.

[v] Voir « « Napoléon et le football », in Les Sports athlétiques, 13 janvier 1894.

[vi] Ce club de sport est fondé en 1873 (ou 1886 ?) par le vicomte de Janzé sur l’île de Puteaux et offre en 1895 principalement une activité de lawn-tennis à ses membres. Il accueille en 1891 la première finale du championnat de France officiel de tennis.

[vii] Le Figaro, 31 juillet 1895

[viii] The American register for Paris and the continent, 3 août 1895, p. 6.

[ix] Le Figaro, 4 août 1895, p. 4.

[x] The American register for Paris and the continent, 10 août 1895, p. 6. 

[xi] The Indianapolis journal, 25 août 1895, p. 4.

[xii] The daily morning journal and courier, 6 septembre 1895, p. 3.

[xiii] Le Figaro, 30 août 1895, p. 4.

[xiv] The Wichita Daily Eagle, 23 août 1895, p. 3.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.