15 janvier 2013

Le tour du monde en (deux fois) quatre-vingts jours


Imaginez un instant que vous soyez un industriel ambitieux et que vous cherchiez de nouveaux débouchés, de nouveaux marchés pour vos produits. Imaginez maintenant que vous soyez complètement passionné par votre activité au point que vous vous sentiez l’obligation de la partager avec le monde entier. En bon commercial, vous prendriez quelques échantillons de ce que vous avez de mieux et, armé de la foi inébranlable du missionnaire, vous iriez prêcher la bonne parole et vanter les mérites de vos produits. C’est à peu près ce qu’a dû ressentir Albert Goodwill Spalding à l’aube de se lancer dans un projet inouï pour l’époque : vendre au monde le baseball.

Spalding, qui nourrit une vocation toute particulière depuis 1874, fait savoir dès le printemps 1888 qu’il organise une nouvelle tournée de promotion du baseball, qui quittera les Etats-Unis immédiatement après la fin de la saison en cours[i]. Il prévoit que les deux équipes participantes fassent des démonstrations de baseball et jouent également au cricket[ii]. Mais puisque les Anglais n’ont pas montré plus d’enthousiasme que cela, c’est vers les Australiens qu’il se tourne cette fois. Il emmène dans son expédition la fine fleur du baseball professionnel[iii], à savoir d’une part, son équipe des Chicago White Stockings au grand complet (Jimmy Ryan, Bob Pettit, Marty Sullivan, Cap Anson, Fred Pfeffer, Ned Williamson, Tom Burns, Tom Daly, Mark Baldwin, et John Tener), et d’autre part une équipe spécialement constituée pour l’occasion, qui portera le nom d’All American Team et qui comptera dans ses rangs John M. Ward (capitaine, short stop) de New York, James Fogarty et George Wood de Philadelphie, Fred Carroll de Pittsburg, Ned Hanlon de Détroit, etc. Plusieurs journalistes font aussi partie du voyage, qui auront pour mission de relater les exploits des équipes dans les nombreux journaux pour lesquels ils sont correspondants. Spalding emmène également dans ses bagages le professeur Bartolomew, un aérostier-parachutiste censé assurer la « première partie » des matchs. En tout, 35 personnes, dont la mère de Spalding, Mesdames Lynch, Anson et Wiliamson prennent la direction du Pacifique le 20 octobre 1888.
Programme officiel de la tournée australienne
Cette tournée, qui porte très officiellement le nom de « Australian Tour » au moment de son lancement, va connaître un développement extraordinaire et se transformer en circumnavigation. D’après Jim Hart, l’agent de l’équipe de Spalding, il semblerait que ce soit lors du banquet donné à San Francisco peu avant le départ pour l’Australie que Sir Stanford Parry, alors agent de la Burlington and Quincy Railroad à Liverpool, enchanté de découvrir que les joueurs sont de parfaits gentlemen, ait proposé ses services à Spalding. Sur les recommandations de Parry, le prestigieux Marylebone Cricket Club fondé en 1787 adresse une invitation à Spalding[iv]. Après avoir traversé les Etats-Unis d’est en ouest, visité Hawaï, les îles Samoa et la Nouvelle Zélande, Spalding envoie le 29 décembre depuis l’Australie un télégramme à la presse newyorkaise expliquant qu’il a pris la décision d’entreprendre un tour du monde. John Ward, lui, n’a pas su garder le secret aussi longtemps et a annoncé bien avant de quitter les USA son intention de prolonger son voyage après les exhibitions en Australie et de visiter l’Europe et notamment Paris, en compagnie de sa femme[v]. Effectivement, une telle entreprise ne peut pas s’improviser aussi soudainement et tout ceci est en fait préparé de longue date, mais le fait même que Spalding l’ait caché jusqu’alors et n’annonce pas son itinéraire précis va susciter l’intérêt pour cette épopée et faire naître une légende. Pendant presque 6 mois, le public se prend totalement de passion pour cette expédition, qu’il suit au quotidien en se demandant où tout cela va mener les équipes et si les joueurs seront de retour à temps pour la reprise du championnat.

Tout ou presque est connu de cette longue aventure. Nous n’en ferons pas d’exposé détaillé, sachant que d’autres ont consacré des ouvrages entiers à ce sujet. Contentons-nous den relever quelques-uns des faits marquants. Le State Department à Washington donne très vite des instructions à tous les consuls et ambassadeurs américains afin qu’ils prêtent assistance à la tournée partout où elle passera[vi]. Spalding fait de L. Lynch le manager de cette tournée. Celui-ci précède les équipes, réglant aussi bien les questions de logistiques que les détails protocolaires. Après Ceylan, l’Egypte, ses pyramides et le canal de Suez, la troupe arrive en Italie. Elle atteint Naples le 17 février 1889, visite Pompéi, le Vésuve, Rome et son colisée, où tout le monde est très déçu d’apprendre que malgré les 5.000 dollars offerts par Spalding, aucun match ne pourra se jouer dans son enceinte[vii]. Avec l’autorisation spéciale du Prince, les équipes jouent finalement un match sur la Piazza di Siena, dans la non moins magnifique villa Borghese. Pour rejoindre les îles Britanniques, la troupe passe par la France [Nous verrons dans notre prochain article les détails de ce séjour]. Le 12 mars, un match est joué sur Kensington Oval en présence du Prince de Galles, Albert Édouard de Saxe-Cobourg-Gotha, futur Edouard VII[viii]. Plusieurs autres matchs sont joués au Royaume-Uni, notamment sur Lord’s Cricket Ground - mythique terrain du MCC - et au Crystal Palace. Lynch fait littéralement des merveilles dans la préparation mais Sir Parry n’est pas en reste : Grâce à ses relations avec la compagnie ferroviaire Northwestern Railroad, les équipes disposent pour leur tournée anglaise d’un train spécial comptant sept wagons. Seule la Reine a jusqu’alors bénéficié d’un tel privilège[ix]. Après un court passage en Irlande, les équipes débarquent finalement le 6 avril 1889 à 7h23 précisément à New York au son de la musique jouée par une fanfare. La foule qui les attend sur le quai est considérable. Nombreux sont ceux qui y ont passé la nuit afin d’être présents lorsque le navire apparaît. Dans la soirée, les touristes se rendent au Palmer’s Theater, décoré aux couleurs des pays traversés. Le 8 avril, les joueurs s’affrontent de nouveau à Brooklyn, puis assistent à un somptueux dîner donné en leur honneur au Delmonico’s, auquel plus de 250 personnes sont invitées, dont Mark Twain et Theodore Roosevelt[x]. Elles jouent encore quelques matchs sur le chemin qui les mènent à Chicago, point de départ de leur voyage commencé six mois plus tôt, où elles parviennent enfin le 20 avril.

A l’exception de ce pauvre Williamson resté à Londres en raison d’une blessure à la rotule dont il ne se remettra jamais[xi], tous les participants sont revenus sains et saufs. Jim Hart déclare à un journaliste du Pittsburgh Dispatch : « La tournée a été un succès financier jusqu’en Australie… mais après cela, les dépenses ont été importantes et les recettes minces. M. Spalding aura sans aucun doute quelques difficultés de trésorerie mais saura y faire face. Il ne prévoyait pas de dégager des bénéfices et cette tournée ne poursuivait d’autre but que la promotion de notre sport national. »[xii]. Spalding lui-même confirme que les frais de ce voyage s’élèvent au total à près de 50.000 dollars[xiii], une véritable petite fortune pour l’époque.

Mais finalement, le plus intéressant dans cette épopée, ce n’est pas tant la succession de matchs joués dans des conditions plus ou moins épiques que la démonstration évidente du génie de la communication et du marketing de Spalding. De tous les pays traversés, seule l’Australie adopte le baseball dans des proportions modestes, et le moins que nous puissions dire c’est que de ce point de vue l’entreprise n’a atteint qu’un résultat assez médiocre. En revanche, cette aventure a tenu en haleine le public américain comme jamais autour du baseball et lui a donné un héros. N’était-ce pas plutôt le réel objectif poursuivi ?
Parcours suivi par Philéas Fogg en 80 jours
A bien y réfléchir, tout ceci n’est pas sans rappeler les aventures de Phileas Fogg et de Passepartout, personnages du fameux roman Le tour du monde en quatre-vingts jours paru en France une quinzaine d’années plus tôt. A ceci près peut-être que dans l’œuvre de Jules Verne, le tour de la planète s’effectue en voyageant vers l’est et en passant par l’Inde et non l’Australie, la similitude entre les deux trajets est réellement frappante. Deux événements majeurs en 1869 ont rendu possible un tel voyage dans des délais raisonnables : l’achèvement du premier chemin de fer transcontinental aux Etats-Unis et l’ouverture du Canal de Suez en Egypte. En conséquence, depuis près de vingt ans la circumnavigation enflamme régulièrement les imaginations des écrivains de tous poils : ainsi sont parus aux Etats-Unis - outre le romand de Verne - Around the World by Steam publié par l’Union Pacific Railroad Company, Around the World in A Hundred and Twenty Days d’Edmond Planchut, puis Round the World: Letters from Japan, China, India, and Egypt de William Perry Fogg. Spalding a su reconnaître une idée intéressante et l’exploiter d’une façon exemplaire.

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NB : Entre autres ouvrages traitant de la tournée, je recommande la lecture de
  • Spalding's World Tour: The Epic Adventure That Took Baseball Around the Globe - And Made It America's Game, de Mark Lamster, paru aux éditions PublicAffairs en 2007 ;
  • Ambassadors in Pinstripes: The Spalding World Tour And the Birth of American Empire, de Thomas W. Zeiler, éditions Rowman & Littlefield, 2006 ;
  • The Empire Strikes Out: How Baseball Sold U.S. Foreign Policy and Promoted the American Way Abroad, de Robert Elias, éditions The New Press, 2010. Cf. chapitre 2, p. 20.
[i] The latest, in The Timaru Herald, 23 avril 1888.
[ii] « The teams that Spalding proposes to take to Australia », in Sacramento Daily Record-Union, 29 août 1888.
[iii] American Summary, in The Otago Daily Times, 30 avril 1888, p. 4.
[iv] The Pittsburg Dispatch, 3 mars 1889.
[v] « To go aournd the world », in The New York Times, 7 octobre 1888.
[vi] « The Boys Disappointed », in The Pittsburg Dispatch, 18 février 1889, p. 6.
[vii] « The Boys Disappointed », op. cit.
[viii] « The Baseball Teams », in The Otago Daily Times, 14 mars 1889, p. 2.
[ix] « They met a tornado », in The Pittsburg Dispatch, 10 mars 1889, p. 6.
[x] « The Chicago and All American Teams to be Royally Feted », in The Milwaukee Journal, 5 avril 1889, p. 1.
[xi] General Summary, in The Tuapeka Times, 1er mai 1889, p. 4.
[xii] The Pittsburg Dispatch, 3 mars 1889.
[xiii] American Summary, in The Tuapeka Times, 1er mai 1889, p. 4.

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